Syllogomanie

La syllogomanie est un trouble des personnes qui, pour des raisons psychiatriques, ont perdu la capacité de trier et de jeter. C’est une perturbation typiquement moderne, qui ne pouvait exister avant les sociétés d’abondance. Mais il suffit aujourd’hui d’arrêter de jeter pour être rapidement envahi par le flux de production industriel, et assister à la formation d’une marée incontrôlable, une masse d’objets qui semblent s’auto engendrer.À des degrés divers, nous sommes tous alourdis par le poids matériel des objets que nous possédons et dont nous n’arrivons pas à réduire le nombre. On peut considérer que cette pathologie est assez répandue en tant que trouble latent, pathologie ordinaire, représentative de notre époque. Est-ce la situation dans laquelle nous conduit l’enregistrement systématique de nos données? L’humanité se place-t-elle vis-à-vis de ses productions, comme un patient atteint du syndrome de syllogomanie qui refuse d’abandonner ses souvenirs? Internet incarne-il une pathologie collective du refus de l’oubli? Le monde virtuel est-il un environnement de syllogomane?

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Ou, au contraire, n’aurions-nous pas justement développé une parade à ce bombardement, en externalisant le flux informationnel?

La syllogomanie est fréquemment associée au syndrome de Diogène, que l’on observe souvent chez des personnes ayant abandonné toute hygiène de vie (notamment l’hygiène corporelle), sans nécessairement présenter d’autres troubles psychiatriques observables (comme par exemple la dépression). Ce trouble est également appelé «syndrome de décompensation sénile». Bien qu’il soit également signalé chez des personnes jeunes, ce nom indique clairement sa nature: il consiste en un simple relâchement. Il suffit que soit diminué l’effort permanent consistant à trier la crasse ou la profusion du monde pour que la situation se dégrade.

Or, comme Jeff Hawkins le montre dans son livre On Intelligence, le fonctionnement normal du cerveau consiste précisément à éliminer de l’information. Mémoriser ou réfléchir implique d’effectuer un tri. Cela rejoint l’intuition de Borges, qui décrit dans la nouvelle Funes ou la mémoire, un homme doté d’une mémoire absolue. Incapable d’oublier le moindre détail de sa vie, il est également incapable de mettre en ordre cette masse, donc de penser. Selon le psychologue Daniel Schacter, cette incapacité correspondrait bel et bien à une réalité, observable chez certains patients à la mémoire exceptionnelle. Pour reprendre les mots de Georges Perec: penser c’est classer. Les patients atteints de syllogomanie, du syndrome de Diogène ou de mémoire absolue ne parviennent pas à effectuer ce tri.

Le bombardement industriel et médiatique auquel nous sommes soumis demande un effort constant, et la syllogomanie incarne la peur récurrente de ne plus y parvenir, de se laisser déborder, la peur de l’engloutissement sous un déluge de productions ou d’informations.

Corrollaire de cet engloutissement: l’impossibilité de tout oublier, de repartir à zéro, impossibilité qui touche même les relations humaines.

Dans le livre Total Recall, Gordon Bell décrit une étrange conservation. Au fur et a mesure qu’il fait scanner tous ses papiers, ripper tous ses cds et photographier ses peintures, ceux-ci disparaissent, puisqu’il peut enfin s’en débarrasser (les jeter, les donner...). Conserver ne signifie pas pour lui garder en vue, mais au contraire, soustraire, éloigner de la vue. L’accès reste possible, mais il est mis a distance. La matière actuelle devient potentielle. L’opération de conservation fait passer d’un monde fait d’un petit nombre d’objets proches et actuels a un monde fait d’un grand nombre d’objets distants et potentiels. C’est le caractère principal de Facebook, de la mémoire collective etc.

Au contraire du syllogomane, qui s’entoure physiquement des objets et des traces de sa vie, nous conservons tout à distance. Dans cette hypothèse, le data center fonctionne comme une décharge pour nous débarrasser de ce qui nous encombre. Les données nous concernant sont stockées dans des lieux appartenant à d’autres pays, d’autres juridictions. Une partie de nous échappe de nos corps pour vivre indépendamment. Rien n’est oublié, mais tout est à distance. Nous déléguons à des algorithmes la tache de mettre en ordre cet oubli. La quantité de données disponibles pour être traitées augmente selon un rythme exponentiel et sont l’objet de processus de plus en plus puissants par des algorithmes en évolution incessante. Nous ne connaissons pas les algorithmes de Facebook ou de Google qui mettent ces données en relation avec d’autres. Nous n’habitons pas cette mémoire encombrante.

Car la question que pose la surinformation, la mémoire collective eidétique, n’est pas uniquement l’accès aux donnes (Google) mais aussi leur oubli. L’intelligence humaine se construit entre autres en oubliant, c’est-à-dire en opérant un tri, en choisissant de ne pas rendre accessibles aisément certains faits. Comment oublier à l’âge de la mémoire extensible a l’infini? Si l’on peut effectivement enregistrer toute sa vie, faut-il concevoir des logiciels de mise à distance? Le problème est proche de celui de l’addiction a Facebook: l’addict a Facebook ne sait pas se retenir de consommer tout le potentiel de son réseau, son comportement est pathologique. Or la qualité du réseau serait, au contraire, de garder ce réseau a distance, de le garder en grande partie potentiel et non actuel. Ne pas savoir distinguer entre le potentiel et l’actuel constitue un grand risque.

Ou, au contraire, n’aurions-nous pas justement développé une parade à ce bombardement, en externalisant le flux informationnel?

La syllogomanie est fréquemment associée au syndrome de Diogène, que l’on observe souvent chez des personnes ayant abandonné toute hygiène de vie (notamment l’hygiène corporelle), sans nécessairement présenter d’autres troubles psychiatriques observables (comme par exemple la dépression). Ce trouble est également appelé «syndrome de décompensation sénile». Bien qu’il soit également signalé chez des personnes jeunes, ce nom indique clairement sa nature: il consiste en un simple relâchement. Il suffit que soit diminué l’effort permanent consistant à trier la crasse ou la profusion du monde pour que la situation se dégrade.

Or, comme Jeff Hawkins le montre dans son livre On Intelligence, le fonctionnement normal du cerveau consiste précisément à éliminer de l’information. Mémoriser ou réfléchir implique d’effectuer un tri. Cela rejoint l’intuition de Borges, qui décrit dans la nouvelle Funes ou la mémoire, un homme doté d’une mémoire absolue. Incapable d’oublier le moindre détail de sa vie, il est également incapable de mettre en ordre cette masse, donc de penser. Selon le psychologue Daniel Schacter, cette incapacité correspondrait bel et bien à une réalité, observable chez certains patients à la mémoire exceptionnelle. Pour reprendre les mots de Georges Perec: penser c’est classer. Les patients atteints de syllogomanie, du syndrome de Diogène ou de mémoire absolue ne parviennent pas à effectuer ce tri.

Le bombardement industriel et médiatique auquel nous sommes soumis demande un effort constant, et la syllogomanie incarne la peur récurrente de ne plus y parvenir, de se laisser déborder, la peur de l’engloutissement sous un déluge de productions ou d’informations.

Corrollaire de cet engloutissement: l’impossibilité de tout oublier, de repartir à zéro, impossibilité qui touche même les relations humaines.

Dans le livre Total Recall, Gordon Bell décrit une étrange conservation. Au fur et a mesure qu’il fait scanner tous ses papiers, ripper tous ses cds et photographier ses peintures, ceux-ci disparaissent, puisqu’il peut enfin s’en débarrasser (les jeter, les donner...). Conserver ne signifie pas pour lui garder en vue, mais au contraire, soustraire, éloigner de la vue. L’accès reste possible, mais il est mis a distance. La matière actuelle devient potentielle. L’opération de conservation fait passer d’un monde fait d’un petit nombre d’objets proches et actuels a un monde fait d’un grand nombre d’objets distants et potentiels. C’est le caractère principal de Facebook, de la mémoire collective etc.

Au contraire du syllogomane, qui s’entoure physiquement des objets et des traces de sa vie, nous conservons tout à distance. Dans cette hypothèse, le data center fonctionne comme une décharge pour nous débarrasser de ce qui nous encombre. Les données nous concernant sont stockées dans des lieux appartenant à d’autres pays, d’autres juridictions. Une partie de nous échappe de nos corps pour vivre indépendamment. Rien n’est oublié, mais tout est à distance. Nous déléguons à des algorithmes la tache de mettre en ordre cet oubli. La quantité de données disponibles pour être traitées augmente selon un rythme exponentiel et sont l’objet de processus de plus en plus puissants par des algorithmes en évolution incessante. Nous ne connaissons pas les algorithmes de Facebook ou de Google qui mettent ces données en relation avec d’autres. Nous n’habitons pas cette mémoire encombrante.

Car la question que pose la surinformation, la mémoire collective eidétique, n’est pas uniquement l’accès aux donnes (Google) mais aussi leur oubli. L’intelligence humaine se construit entre autres en oubliant, c’est-à-dire en opérant un tri, en choisissant de ne pas rendre accessibles aisément certains faits. Comment oublier à l’âge de la mémoire extensible a l’infini? Si l’on peut effectivement enregistrer toute sa vie, faut-il concevoir des logiciels de mise à distance? Le problème est proche de celui de l’addiction a Facebook: l’addict a Facebook ne sait pas se retenir de consommer tout le potentiel de son réseau, son comportement est pathologique. Or la qualité du réseau serait, au contraire, de garder ce réseau a distance, de le garder en grande partie potentiel et non actuel. Ne pas savoir distinguer entre le potentiel et l’actuel constitue un grand risque.