Nuage, montagne, bunker

La matérialité des câbles et des data centers contraste avec l’idée que l’on se fait de l’espace virtuel. L’étrange métaphore du nuage désigne en réalité des espaces enfermés qui ne voient jamais le ciel. Si l’on cherche une métaphore géographique, qui conviendrait au data center ce serait plutôt la montagne ou la grotte. La métaphore est parfois littérale, telle la montagne réelle qui abrite le data center de Swiss Fort Knox, installé dans un ancien abri anti atomique creusé dans la roche, à proximité d’une piste aérienne. Toute l’esthétique de la protection y est poussée à son paroxysme, depuis les tunnels d’accès jusqu’à la protection armée de chacune des salles, en passant par les uniformes paramilitaires des gardiens. Protection supplémentaire: le data center est entièrement dédoublé, comme un disque Raid, par un deuxième centre, situé dans une autre montagne suisse, dont l’emplacement est tenu secret de manière à être protégé contre n’importe quelle éventualité.

Lire la suite...

L’esthétique de l’hermétisme et de la protection est également exploitée par le data center Pionen à Stockholm, installé dans un ancien abri anti atomique, et qui évoque un repaire de société secrète à la James Bond contre Dr No. On pense également à Piratebay qui affirmait il y a quelques années stocker ses données dans une montagne, ainsi que dans un bunker, situé dans un lieu non identifié.

Cette esthétique vient en grande partie de la guerre froide. Dans le film Colossus The Forbin Project, un superordinateur construit à l’intérieur d’une montagne communique avec son homologue soviétique, comme si la machine s’autonomisait. Le film est directement inspiré d’un haut lieu symbolique de la Guerre froide, Cheyenne Mountain, montagne véritable qui abrite des installations militaires secrètes. Dans The closed world: Computers and the Politics of Discourse in Cold War America, Paul N. Edwards décrit comment la métaphore d’un monde clos (le monde de la guerre froide et du containment) est elle-même contenue dans un monde clos (l’ordinateur, dont les salles de contrôle de Sage ou de la guerre du Vietnam donnent la meilleure image). Le conflit est modélisé, traduit en algorithmes, enfermé dans un modèle mathématique, lui-même enfermé dans un bâtiment-ordinateur – métaphore construite du conflit militaire gelé et insoluble –, métaphore habitable, à l'intérieur de laquelle circulent les ingénieurs et les militaires. Le conflit est métaphorisé dans l'idée de "guerre froide", elle-même métaphorisée dans l'ordinateur, lui-même métaphorisé dans le bâtiment clos, dans un jeu de métaphores enchassées les unes dans les autres, telles des poupées russes.

Aujourd’hui, la même métaphore construite s’est développée dans des proportions planétaires. Et dans un étrange renversement de sens, elle prétend enfermer non plus un conflit insoluble, mais au contraire une promesse de paix universelle. L'interconnexion des réseaux informatiques rendrait possible un monde le plus ouvert, libéré des guerres et de la matière. La métaphore du monde clos s’est muée en métaphore du nuage. Il y a un conflit manifeste entre ces deux métaphores. Par quel miracle est-on passé de l’une à l’autre?

En réalité, on n’est pas passé de l’une à l’autre. Les deux métaphores ont toujours coexisté (et pas seulement parce que les premiers bâtiments-ordinateurs en réseau, ceux du programme Sage, servaient à scruter le ciel en attente d'une attaque aérienne soviétique). Le monde clos de la guerre froide était la condition d’un monde libre. C’est dans l’enfermement que réside la liberté, comme l’a montré Rem Koolhaas dans son analyse du Mur de Berlin, puis dans son projet Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture. Comment interpréter ce mécanisme paradoxal? Comme un conflit, une opposition? Faut-il penser que le monde ouvert d’Internet cache, en réalité, un monde fermé? Ou plutôt comme une relation dialectique, de complémentarité?

Les cellules fermées existent grâce au reseau. Dans cette structure complémentaire, c’est la fermeture qui rend possible l’ouverture. On pourrait appeler cela le paradoxe de l’aéroport international: il se ferme pour permettre les connexions. Dans le cas d’Internet, il faut comprendre le closed world dans son sens le plus littéral: c’est le monde entier qui est enclos. Il a été modélisé puis enfermé hermétiquement dans cet environnement parallèle, fait des serveurs en réseau du monde. Cette modélisation tourne, comme un jeu de Sims à l’échelle de la planète, dont nous serions les personnages, un Second Life a multiples couches.