Voyages dans la masse

Une description précise des infrastructures du réseau Internet a été donnée récemment, dans un livre destiné au grand public: Tubes d’Andrew Blum. L’auteur s’y livre à une enquête approfondie sur les éléments matériels qui permettent de transmettre les données sur le réseau, en visitant les principaux data centers et centres de traitement de données, routeurs etc...
Bien que Tubes repose sur une analyse principalement descriptive et factuelle, écrite dans un style journalistique, il émane du récit une atmosphère presque littéraire, qui évoque Le Terrier de Franz Kafka (Der Bau, 1923).

Lire la suite…

Il passe d’un data center à un autre, pénètre dans les lieux protégés, guidé par les ingénieurs qui les maintiennent en ordre de marche, à travers la planète. Description de voyages dans des locaux techniques gris et prives de lumière, guidé par des techniciens habituellement seuls chez eux. Sur les pas de l’auteur, le lecteur a la sensation de circuler au sein d’une immense machinerie, comme à l’intérieur d’un organisme. Le livre est écrit à la première personne, selon le point de vue du journaliste. Mais le lecteur ne peut s’empêcher d’interpréter autrement ce «je». Ce voyage lui donne le sentiment d’être une donnée, envoyée d’un point à l’autre du globe en quelques millisecondes, recopiée d’un serveur à un autre.

Bien que Tubes repose sur une analyse principalement descriptive et factuelle, écrite dans un style journalistique, il émane du récit une atmosphère presque littéraire, qui évoque Le Terrier de Franz Kafka (Der Bau, 1923). Kafka y raconte, sur plusieurs dizaines de pages, le point de vue d’une taupe-narrateur parcourant en tous sens le terrier qu’elle a construit. Elle décrit l’ensemble de ses installations (galeries, entrées, garde-manger…) selon les problématiques qui sont les siennes, avec en premier lieu la crainte obsessionnelle de ne pas maîtriser la sécurité de l’environnement. Focalisée sur la protection de ses provisions et de son espace vital, la taupe de Kafka explore minutieusement chaque faille de sécurité qu’elle envisage. Des dizaines de pages retracent dans les moindres détails l’angoisse d’un animal pour la sécurité de l’architecture qu’elle a édifié.

Dénué de structure narrative ou de chapitrage, le texte plonge le lecteur dans un écrit massif, compact, étouffant, sans issue, d’autant que le texte est demeuré inachevé et ne comporte pas de véritable point d’arrêt. Le lecteur s’imprègne du mode de pensée de la taupe; il pénètre son monde propre. Le texte d’Andrew Blum produit un effet similaire. Dans cette immense machinerie, on peut visualiser les données comme une matière, organisée par des algorithmes, des logiciels. Pour la taupe de Kafka, la préservation de la nourriture stockée importe au point de lui consacrer sa vie toute entière. Grâce à ses provisions, elle échappe à l’immédiate, et vit dans l’espace même de ses possessions. Ni prédateur ni agriculteur, cet animal ne lutte pas pour la conquête de la nourriture, mais pour sa conservation.